La Palme d’Or est toujours un évènement. Certains des plus grands films de l’histoire du cinéma se sont vus décernés ce prix, comme La Dolce Vita ou Taxi Driver… C’est donc chaque année un film à regarder et analyser de près. Et en 2024, Anora de Sean Baker en est une bien particulière.
Sean Baker s’est toujours intéressé aux marginaux, dépeignant des personnages de l’Amérique que l’on a pas toujours l’habitude de voir au cinéma. Il y a Tangerine, qui suit une prostituée transexuelle à Hollywood ; The Florida Project qui suit le quotidien d’une petite fille, abandonnée dans un motel près de Disney World par sa jeune mère en situation précaire ; et puis il y a Red Rocket, où un ancien acteur de cinéma porno ayant connu la gloire perd tout et retourne dans sa ville natale au Texas.

Dans Anora, c’est une jeune strip-teaseuse pour qui la vie se transforme en un conte de fée après avoir rencontré Ivan, le fils d’un oligarque russe. Il engage la jeune femme comme escort girl, et la relation, d’abord transactionnelle, évolue progressivement vers un attachement allant au delà de leurs conditions.
Le film se construit un peu comme un “rise and fall”. C’est d’abord une ascension sociale, Anora se libérant de son milieu, mais aussi sentimentale, puisque la jeune femme semble pour la première fois ressentir quelque chose lors de sa relation naissante. Tout sera cependant mis en péril lorsque la famille russe décide d’annuler le mariage et que le jeune homme s’enfuit lâchement, occasionnant la chute de ces deux états.

A l’instar des autres films du réalisateur, Anora est un film très drôle. Sean Baker prolonge beaucoup les scènes et les situations pour appuyer son humour, comme celle dans le salon entre Anora et les hommes de main, se rapprochant du burlesque, se suivant par une traque effrénée qui baigne dans les cris et la folie qui rappelle la fin de Tangerine. Le rythme est alors au diapason de cela, avec un montage où les scènes s’enchaînent de façon mécanique pour témoigner de ce mode de vie. L’hystérie générale basculera parfois vers des scènes silencieuses avec des raccords brutaux donnant encore lieu à des effets comiques réussis.
Mais c’est aussi une comédie étonnamment très mélancolique. L’écriture sonne plus juste que dans les précédents films du réalisateur. Il garde toujours la même fascination pour les travailleuses du sexe (le premier plan du film étant un travelling montrant plusieurs strip-teaseuses en train d’exercer leurs danses, le ton est donné), mais il y a moins de complaisance dans la représentation de ces métiers. Anora est un personnage complexe, elle semble croire en un amour qui surmonte les différences de classe, alors que les hommes de mains suivent des ordres, étant comme esclaves de la riche famille russe. L’un d’entre eux, Igor, montre cependant une fragilité, renversant les préjugés que l’on pourrait avoir sur eux. Sean Baker n’est donc jamais dans le jugement de ses personnages, le but est plutôt de révéler leur humanité. L’exemple étant la scène finale, lorsque la mise en scène prend son temps, où le rythme est cette fois ci construit sur le mouvement et le son d’essuie-glaces, où le personnage éponyme s’abandonne à la douleur et à la vérité. L’équilibre entre l’humour et le drame sonne donc parfait au sein de cette histoire.

La mise en scène de Baker est donc toujours aussi efficace, oscillant entre un artificiel aux couleurs saturées et un réalisme brut. Il use intelligemment de son décor et de sa lumière dans de nombreuses scènes, appuyant la fausse féerie du couple, comme lorsqu’après s’être mariés, les personnages célèbrent sous un faux feu d’artifice généré par un plafond digital à l’intérieur d’un centre commercial à Las Vegas. Le film a toujours la patte esthétique de son cinéaste, notamment avec la jolie utilisation de la pellicule comme il y avait sur Red Rocket en 16 mm, ici en 35 mm.
Il faut aussi dire que ces personnages sont portés par des excellents acteurs. Youri Borissov (qu’on avait déjà vu dans Compartiment N°6 ou La Fièvre de Petrov) alterne brillamment entre le côté brute en apparence mais est surtout très attachant avec ce personnage d‘Igor. Mark Eydelshteyn est parfait en fils de riche assez détestable. Mais c’est évidemment Mikey Madison (la jeune hippie carbonisée dans Once Upon a Time In Hollywood) qui crève l’écran pendant l’entièreté du long-métrage, livrant une prestation qui, on l’espère, l’amènera aux Oscars l’année prochaine.

Sans surprise, Anora est donc une grande réussite. Les comédies se font rares au palmarès du Festival de Cannes, mais Anora fera bien parti de ces films marquants et uniques comme M*A*S*H de Robert Altman ou Underground de Emir Kusturika. Un film drôle et touchant, devant lequel on ne boude pas son plaisir.